Récit de Mme Marie Jeanne Brunnengreber
En février 1943, le drame de Ballersdorf fut
l’illustration la plus terrible des risques encourus par les
Alsaciens qui ont tenté d’échapper à
l’incorporation de force. 17 jeunes y ont laissé la vie et
leurs familles ont été déportées.
Jeannette, 87 ans, se souvient.
Son prénom de baptême est Marie-Jeanne, mais tout le monde
l’appelle Jeannette. Elle porte joliment ses 87 ans ; si «
les jambes ont un peu de mal », la tête est en pleine
forme. Jeannette Brunnengreber habite sur l’artère
principale de Ballersdorf (la rue André-Malraux), entre la
mairie et l’église. Si elle rouvrait les volets de
l’épicerie que sa mère et elle ont tenue
jusqu’en 1991, elle verrait l’imposant monument aux morts
sur lequel est gravé le nom de son frère, Camille Abt. Le
premier, par ordre alphabétique, des 17 victimes du drame de
Ballersdorf.
Les faits ont eu lieu il y a tout juste 70 ans. En février 1943,
par vagues successives, des Sundgauviens ont tenté
collectivement de rejoindre la Suisse pour échapper à
l’incorporation de force dans l’armée nazie.
En quelques jours, entre les 7 et 11 février, plusieurs
groupes réussissent à passer : une vingtaine de
personnes, puis environ 180, puis environ 80… Les Allemands sont
sur les dents, quand, le 12, vient le tour des jeunes de
Ballersdorf… Et cette fois, la tentative échoue : les
jeunes sont surpris ; trois sont tués dans la nuit, les autres
sont fusillés quelques jours plus tard (lire le récit
ci-dessous). Pour l’exemple…
« Ça fait du mal quand ça remue », confie
Jeannette au moment d’évoquer une nouvelle fois ce
qu’elle appelle pudiquement « ce triste épisode de
ma jeunesse ». Elle le fait pourtant, dans la stube que chauffe
un poêle efficace, avec un sourire et une gentillesse sans
failles.
Jeannette était alors une jeune fille de 17 ans (elle est
née le 3 avril 1925).
Les dates des diverses évasions
varient beaucoup selon les sources. Mais elle en est certaine : la nuit
fatale de Ballersdorf fut celle séparant le vendredi 12 du
samedi 13 février 1943. « Camille avait 31 ans.
C’était un des plus âgée du groupe. Il nous
avait prévenus de sa tentative, on en parlait beaucoup. Mon
père avait combattu en 14 dans l’armée allemande et
il ne l’a pas dissuadé de partir… Juste avant le
départ, en soirée, il est allé rejoindre le groupe
parce que Camille avait oublié quelque chose. Mon frère
était gentil, doux, obéissant…
J’ai le souvenir d’une nuit pluvieuse, avec du vent. Je
trouvais qu’il y avait plus de voitures que d’habitude dans
la rue, ce n’était pas normal… Tôt le samedi
matin, on a vu Camille revenir. On était étonnés.
Il a dit : ‘‘Ça n’a pas marché, il y a
eu des morts.’’ Mon père lui a conseillé de
prendre ses habits de tous les jours et d’aller fourrager les
bêtes, comme si de rien n’était… Mais
dès 8 h, des militaires allemands, en uniformes verts, sont
venus le chercher.
Le dimanche fut très dur… Le village était
bouclé par la Gestapo. À la sortie de la messe, les
visages étaient blêmes. Le lundi 15, on a ouvert
l’épicerie et, vers 9 h, les Allemands sont revenus. Ils
nous ont dit qu’il fallait être prêts, papa, maman et
moi, pour 11 h à la mairie, avec un petit bagage. On a juste
pris un peu de linge. On n’avait même pas de valises, on a
tout mis dans trois cartons. On a été emmenés au
camp de Schirmeck avec les familles des jeunes concernés. Nous y
sommes restés jusqu’au 25 mars 43. Quand on a vu ces gens
habillés d’une triste façon, ces femmes aux
crânes rasés, on a pris peur… On logeait dans des
baraques, hommes et femmes séparés. Je dormais avec une
copine de Ballersdorf pour avoir moins froid. Mais on avait de la
chance : on n’était pas de corvée de lessive.
On a appris l’exécution de Camille par un journal
qu’on nous a fait passer. On n’a jamais
récupéré son corps : ses cendres sont dans une
fosse au Struthof.
Ma mère et moi avons retrouvé mon père au moment
du départ pour l’Allemagne. Ils nous ont affectés
tous les trois dans une fabrique d’uniformes, dans le village de
Feldrennach. Je cousais à la machine et mon père
repassait des montagnes de pantalons, dix heures par jour.
On logeait dans une pièce à côté de
l’atelier. Ça a duré jusqu’en avril 45.
L’Allemand qui dirigeait les lieux était plutôt
gentil. Tous n’étaient pas des nazis… Il y en a un
qui laissait mon père traire ses vaches en cachette, maman
planquait le lait sous sa robe. Un jour, on a vu arriver nos meubles de
Ballersdorf, comme si on ne devait plus jamais rentrer chez nous, en
Alsace. Mais mon père était persuadé que
l’Allemagne perdrait la guerre. Il écoutait la BBC en
cachette, il était culotté !
Et le retour à Ballersdorf a bien eu lieu : c’était
le 4 mai 1945. Juste avant, on était passés par un centre
de tri, à Strasbourg, où on a rencontré des
personnes rentrant des camps : un spectacle indescriptible…
Notre maison était occupée par des voisins : la leur
avait brûlé. Mon père est rentré un mois
plus tard, avec les meubles. Il a retrouvé un petit bocal en
verre qu’il avait enterré, avec de l’argent. Mais
ces billets ne valaient plus grand-chose… On a remis doucement
en route le magasin. Après la guerre, des gens disaient
qu’il y avait de la haine au village ; je n’ai pas eu cette
impression, mais j’étais jeune… Et puis j’ai
toujours dit comme beaucoup de gens : il faut pardonner…
»
Cérémonie le 17 février
Les 70 ans du drame de Ballersdorf donneront lieu à une
cérémonie, dans cette commune, le dimanche 17 février, jour
de l’exécution au Struthof. Ce moment de recueillement mettra
un point final aux commémorations liées à l’incorporation
de force, décidée par le pouvoir nazi en août 1942.
Une « célébration du souvenir » est d’abord prévue en l’église
Saint-Jean, à 10 h ; à 11 h, rassemblement devant le monument
aux morts (discours, dépôt de gerbe, sonnerie aux morts,
hymne national, etc.) ; à 11 h 50, verre de l’amitié au foyer
communal. Sont notamment attendus Yves Camier, sous-préfet
d’Altkirch, Mgr Dollmann, évêque auxiliaire de Strasbourg,
et une délégation allemande de Ballersdorf, en Bavière.
Soudain, vers
Seppois-le-Bas…
Le vendredi 12 février 1943 en soirée, 18 jeunes
adultes se donnent rendez-vous à la sortie de Ballersdorf. Ils
ont une vingtaine de kilomètres à parcourir avant la
Terre promise…
Il est environ 22 h, le 12, quand un groupe se réunit au lieudit
Zigeneurloch, à la sortie de Ballersdorf. Ils sont 18,
âgés de 17 à 33 ans. Treize sont issus de
Ballersdorf et cinq d’autres communes : Dannemarie, Retzwil-ler,
Elbach et Aspach (voir la liste ci-contre, à droite). Ils ont
attendu le dernier moment pour s’inscrire en mairie ; s’ils
ne partent pas maintenant en Suisse, ils partiront en Allemagne…
Ils sont armés de mousquetons, de revolvers et de gourdins. En
passant par les champs, en contournant les villages, la
frontière est à plus de 25 km au sud.
« Maintenant, rendez-vous ! »
« Il ne fait pas froid, mais il y a du vent, et parfois de la
brume », racontera l’unique survivant, René
Grienenberger, futur maire de Ballersdorf, dans un témoignage
publié en 1994 dans le bulletin Histoire du Groupe mobile
d’Alsace. Sans guide ni passeur – c’est devenu trop
risqué –, les jeunes gens, en file indienne, silencieux,
se repèrent en suivant la ligne de chemin de fer
Dannemarie-Pfetterhouse. Vers minuit trente, ils arrivent vers
Seppois-le-Bas. Reste une dizaine de kilomètres à
parcourir. Mais voici, près de la voie ferrée, à
hauteur du pont allant vers Bisel, que surgit le moment
redouté…
« So jetzt ergebt euch ! » L’ordre («
Maintenant, rendez-vous ! ») a retenti dans la nuit. Un ou
plusieurs jeunes répliquent en criant « Haut les mains !
», et des coups de feu éclatent. Les réfractaires
s’enfuient… mais Aimé Burgy est tué et
Charles Wiest (celui de 29 ans : il y a deux homonymes dans le groupe)
est grièvement blessé ; Ernest Wiest vient à son
secours : les deux sont exécutés par un
garde-frontière.
L’altercation fait aussi une victime côté
allemand : Erich Hohenstein, blessé gravement,
décède le lendemain.
René Grienenberger est à l’écart du groupe
quand celui-ci est surpris. Il erre plusieurs jours dans les environs,
quémandant l’hospitalité de fermiers (Aloïse
Berger, puis Émile Kohler) qui prennent de grands risques pour
le cacher. Il réussit à passer en Suisse le 8 mai
suivant, en montant dans un train de marchandises en gare de
Saint-Louis.
Les 14 autres sont rentrés chez eux avant le petit matin.
« Une erreur fatale !, juge avec le recul Jean-Pierre
Spenlé, président des Anciens du Groupe mobile
d’Alsace (GMA) qui avait lui-même passé la
frontière suisse un an plus tôt. Ils se sont
affolés. S’ils avaient eu un chef, ils seraient
restés cachés et auraient retenté leur chance,
comme l’a fait Grienenberger. »
« Une erreur fatale ! »
Aux premières heures du samedi, les 14 sont arrêtés
dans leurs villages. Ils sont emmenés en prison à
Strasbourg, tandis que leurs parents prendront dès le lundi le
chemin de la déportation (lire ci-dessus). Un « tribunal
du peuple » est convoqué. « Le Gauleiter Wagner a
interdit aux avocats de plaider le fait qu’ils étaient
Français, raconte Jean-Pierre Spenlé. Et on leur a dit
qu’ils seraient condamnés à mort pour
l’exemple, mais qu’il y aurait un recours en grâce
auprès du Führer… »
Ils sont bien condamnés à la peine capitale le 16
février, mais conduit dès le 17 dans la carrière
du Struthof – sauf Charles Muller, exécuté quelques
jours plus tard. « Ils ont été fusillés
torses nus, par groupes de quatre : ils ont eu le temps de voir les
autres mourir, poursuit Jean-Pierre Spenlé. Il paraît que
quand un père a appris, à Schirmeck, la mort de son fils,
il a eu ce mot : ‘‘Je préfère le savoir mort
que sous l’uniforme allemand !’’ »
Repères
Dans la nuit du 12 au 13 février 1943, 18 jeunes du secteur de
Ballersdorf ont tenté de fuir l’incorporation de force en
gagnant la Suisse. 17 ont été tués, trois le soir
même, 14 fusillés peu après.
Les 17 victimes alsaciennes de ce drame furent : De Ballersdorf :
Camille Abt, 31 ans ; Aloyse Boll, 28 ans ; Charles Boloronus, 18 ans ;
Justin Brungard, 17 ans ; Eugène Cheray, 28 ans ; Henri
Miehé, 26 ans ; Charles Muller ; Charles Wiest, 29 ans
(tué à Seppois) ; Charles Wiest, 28 ans ; Ernest Wiest,
33 ans (tué à Seppois) ; Maurice Wiest, 23 ans. De
Retzwiller : Alfred Dietemann, 19 ans ; Aimé Fulleringer (ou
Felleringer, comme inscrit sur le monument aux morts de Ballersdorf ?),
18 ans ; Robert Genztbittel, 23 ans. D’Aspach : Aimé
Burgy, 18 ans (tué à Seppois). De Dannemarie :
René Klein, 18 ans. D’Elbach : Paul Peter, 28 ans.
Pour les réfractaires à l’incorporation de force,
il était plus intéressant de quitter l’Alsace par
le Sundgau que par les Vosges : une fois en Suisse, on était
aussitôt à l’abri, alors que, côté
ouest, on se trouvait encore en zone occupée.
Selon l’Office national des anciens combattants, 19 841 cartes de
réfractaires ont été délivrées pour
l’Alsace-Moselle. On estime par ailleurs qu’entre 14 et 20
000 personnes auraient été déportées suite
à ces évasions.
Y a-t-il eu dénonciation ?
C’est la grande question,
qui a hanté beaucoup de
personnes et n’a toujours pas été résolue,
70 ans plus tard : comment expliquer l’extrême
rapidité des représailles nazies ? La fusillade a eu lieu
peu avant 1 h du matin, et sept heures plus tard les jeunes
étaient déjà arrêtés. Comment les
Allemands ont-ils su si vite qui ils étaient, d’où
ils venaient ? « On se le demande encore maintenant !,
reconnaît Jeannette. Peut-être les jeunes avaient-ils une
liste sur eux ? »
Fouilles à la Poste
Mais l’hypothèse la plus probable est celle de la
délation. « Le bruit a couru qu’un coup de
téléphone aurait été donné à
la Gestapo, raconte Jean-Pierre Spenlé. À
l’époque, il y avait encore des opératrices, les
communications étaient notées sur des fiches. Alors,
dès 1945, on s’est rendu à la Poste
d’Altkirch. Mais on n’a pas retrouvé les fiches de
ce jour-là… » Une personne a-t-elle vécu
l’après-guerre avec ce poids-ci sur la conscience : la
mort de 17 jeunes gens ?
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